ALEXANDRA LAPIERRE
Écriture
Lors des Salons du Livre, lors des forums et des rencontres, beaucoup de lecteurs m'interrogent sur les "règles" de l'écriture et me demandent mes "conseils"...
Faut-il écrire à la main ou à l'ordinateur ? Combien de temps par jour, par semaine, par mois faut-il passer à sa table ? Quand on est en panne, lors du fameux syndrome de la page blanche, faut-il s'acharner ou prendre l'air et partir se balader ? Travaille-t-on mieux le jour ou la nuit ? Comment choisit-on un sujet ? Comment commence-t-on un livre ?
Autant de questions auxquelles je sais très mal répondre, tant l'écriture pour moi est une aventure obscure, intime, instinctive, si profondément ancrée au fond de moi que j'en ignore les mécanismes... Comme j'ignorerais, en moi, les "mécanismes" de l'amour et serais bien en peine d'en programmer les règles.

Cela dit, je peux essayer de livrer ici les grandes lignes qui président à ce que je vis chaque jour. Elles valent ce qu'elles valent, sans autre poids que celui d'un témoignage personnel.

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La plupart de mes livres reposent sur l'évocation de personnages réels, la vie de femmes oubliées, mais aussi d'hommes formidables qui ont tenté de mener à bien des aventures révolutionnaires en leur temps... Mais que la Postérité, le Temps, l'Histoire ont trahi et passé à la trappe.
Mon travail, mon obsession va consister à leur rendre ce que les circonstances leur ont volé : leur extraordinaire destin.
Tout commence donc pour moi par une "rencontre". Et souvent par une colère. Je suis outrée du sort réservé à la mémoire de quelqu'un que j'admire... Rencontre sentimentale et intellectuelle, comme dans la plupart des grandes rencontres.
La chance, le destin, ou mon instinct me font tomber sur une histoire – quelquefois réduite à une ligne dans un livre, une phrase dans un article de journal, une anecdote dans un dîner avec des copains – mais une aventure humaine qui me fait dresser l'oreille. Et peut-être – et bientôt – battre le coeur.
La première loi pour moi – et peut-être même la seule loi –, se situe donc à l'origine de ma démarche, dans son essence même : le choix de mon sujet.
Je ne dois pas me tromper car, de ce choix initial, vont dépendre les deux, trois, quatre années à venir.
Toute ma vie va basculer.

En termes pratiques, cela va signifier des semaines, des mois, quelquefois des années de recherches et d'enquête sur le terrain. Quelquefois même des déménagements en pays étrangers sur les traces de mon personnage.
Puis des mois, des années d'enfermement dans l'écriture.
Claquemurée dans mon bureau, dans les archives ou dans les bibliothèques, je suis capable d'une immense concentration. J'aime écrire dans les bibliothèques car, en dépit de la solitude et de l'enfermement, je continue de sentir les gens autour de moi, le monde, la vie... J'aime les gens... Et puis le travail en bibliothèque me permet d'observer un rythme régulier, de respecter des horaires, de reconnaître la différence entre le matin et le soir, le déjeuner et le dîner. Livrée à moi-même, je pourrais travailler dix à quatorze heures sans bouger de mon siège, sans lever le nez... Bref : mener une vie très malsaine et risquer, sur la durée, de craquer physiquement et moralement.

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L'enfermement, la solitude... Mais aussi l'ouverture. Voyager loin, vivre des aventures, découvrir le monde, explorer tous les lieux qu'ont hantés mes héros.
J'ai besoin de tout savoir sur mes personnages. Il ne s'agit surtout pas de les tirer à moi, mais d'aller vers eux.
Raconter "Alexandra" en me servant de Fanny Stevenson ou d'Elizabeth Chudleigh ne m'intéresse pas. Plutôt l'inverse. Me dépouiller d'Alexandra pour penser comme Elizabeth, sentir comme Elizabeth, bouger comme Elizabeth... Devenir elle, un peu comme un comédien devient son personnage. Bien sûr, au départ il y a mon choix d'Elizabeth, un choix qui n'est absolument pas innocent. Bien sûr au départ, il y a ma sympathie. Et même mon empathie.
 Mais justement à cause de cette sympathie, je ne peux pas trahir l'être que je veux rendre à la vie... Je suis obsédée par cette idée de le respecter dans ses qualités, dans ses travers, dans ses vices, ses différences, le contexte et les sociétés dans lesquels il évolue.
Donc : dans un premier temps, serrer au plus près sa vérité en utilisant les outils de l'historien, du journaliste, de l'enquêteur.

Toutes les armes pour "savoir".
Dans un second temps : tenter de le rendre à la vie par la grâce de l'évocation.

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La phase de l'écriture est évidement la plus difficile.
Après avoir fait des découvertes, accumulé des masses informations passionnantes, je vais devoir m'en dépouiller.
Après avoir tout su, je vais devoir tout oublier.
Pour écrire.

Commence alors la guerre. L'acharnement. La bataille avec une ligne, un paragraphe, une page, un chapitre.
Faire, défaire, recommencer, détruire, jusqu'à ce que l'écriture me paraisse à la hauteur du sujet.

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Ahem, pour en revenir aux questions des lecteurs et tenter de partager avec eux sinon "mes conseils" – car sur ce coup-là, je n'en ai pas –, du moins les grandes lignes de ce que je vis :

• 1/ Le choix du sujet
J'écris un livre d'abord parce que le sujet me passionne, moi. Parce qu'il suscite ma colère, qu'il soulève mon admiration, qu'il me touche et me tient à coeur.
Si je dois passer trois ans de ma vie avec un personnage, un pays, une époque, je dois aimer mon sujet, l'aimer à la folie. Et même d'avantage... Une exigence intime, totale, qui ne laisse aucune place au compromis. 
Donc : ne jamais céder aux impératifs de la mode. Ne pas se laisser embringuer dans des raisonnements rationnels sur des "sujets qui marchent". Dans des choix commerciaux quant à ce qui va plaire –  ou ne pas plaire – au public et à la presse.

• 2/ La discipline
Si le sujet de mon livre doit me passionner moi, ce plaisir exigera de moi une discipline de fer.
Il exclut toute compromission, certes. Envers les lois commerciales du monde. Mais aussi, mais surtout envers moi-même.
Être prête à tout donner, tout risquer.
Car une fois le premier élan passé, la première impulsion, le premier instinct, c'est la peur qui s'installe, c'est l'angoisse et le doute qui vont me submerger.
"Je n'y arriverai jamais."
"Mon personnage n'intéresse personne, même pas moi !"
"Je me suis trompée."
"Nul, nul, nul...Ce que j'écris est nul !"

Le doute ne me lâchera plus, jusqu'à me tétaniser complètement.
Tenir. Durer. Ne pas lâcher prise. Travailler, travailler, travailler.
Recommencer cent fois le même paragraphe. Jeter. Recommencer. Jeter. Et ne jamais perdre de vue le rêve initial.
Y revenir sans cesse.
Pourquoi, au début, y ai-je cru ? Qu'est ce qui m'a donné l'envie de faire ce livre, l'écrire envers et contre tout ?
Retourner à ce moment-là, pour pouvoir continuer.

• 3/ Le rapport aux autres
Si la volonté de plaire aux autres me semble aux antipodes de toute démarche littéraire, l'écrivain qui ne prend pas son lecteur en considération, qui s'en fout absolument, me semble aussi loin de la démarche littéraire que celui qui cherche à répondre aux attentes d'un public.
J'écris parce que c'est une exigence. Intime, personnelle. Oui.
Mais je n'écris pas pour moi, pour me faire plaisir à moi. Du moins, pas seulement.
J'écris pour être lue, c'est à dire pour transmettre. Je dois donc être intelligible aux autres.
Ceci implique pour moi le souci constant de rester claire, de m'effacer devant mon sujet, de ne pas perdre de vue ce que je veux dire.
Dans certains cas, je dois faire appel à un plan très détaillé et à une construction dramatique en béton pour serrer au plus près mes idées. Certains projets sont de si longue haleine, que je finis par les perdre de vue... Et par me perdre avec !
Quand je ne peux pas aller plus loin – soit que je juge le texte presque bon et prêt à être soumis à l'éditeur, soit que je le juge nul et à jeter – je donne à lire mon travail à cinq amis, très différents les uns des autres par leurs préoccupations et leurs goûts, en lesquels j'ai une complète confiance. Confiance en leur jugement littéraire. Et confiance en leur affection... Je dis affection car ils doivent m'aimer assez pour oser me dire des choses très dures, des choses que je ne veux pas entendre.  Et moi, je dois les aimer assez pour ne pas leur en vouloir si ils détruisent d'un sarcasme, d'un rire, d'un mot des mois d'efforts.
Il ne s'agira pas nécessairement pour moi de suivre leurs conseils. Mais d'écouter leurs réactions. D'interroger mon texte... D'essayer de comprendre pourquoi là, ils disent qu'ils s'ennuient. Pourquoi là, ils ne me suivent plus, pourquoi là, ils décrochent et ricanent.
Encore une fois, après les avoir entendus, je ne changerai peut-être rien à ce que j'ai écrit. Mais je me serai posé partout la question.
Y répondre sans tenter de leur plaire, répondre en restant fidèle à moi-même, mais en ayant entendu ce qu'ils tentaient de me dire.

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Bref, pour en revenir au début : je pense qu'il n'existe qu'une seule règle... c'est qu'il n'y a aucune règle !
Sinon travailler. Mettre la barre toujours plus haut. Ne pas s'économiser : donner tout. Y aller.


L'aventure, l'écriture. Pour moi : même combat.